PETITE ÉTINCELLE

Une déclaration publique

Je ne respire plus ou très peu, très doucement, une fois sur deux et sans aucun bruit. J’ai peur qu’il m’échappe et si ça arrive, le regret serait immense et inconsolable. Il me glisse entre les doigts, je l’enveloppe alors avec tout mon corps, en vain. C’est de cet instant que je parle. Cet instant qui m’échappe alors que je suis persuadée qu’il faut en faire quelque chose. On ne peut pas laisser passer ce précieux moment de désespoir chargé de révolte, cette rage constructive, ce point de non-retour, sans agir.

 

Autour de moi, il y a des regards qui me parlent et qui me disent : « Je sais. Je ressens la même chose que toi ». Nous sommes des étincelles. Il y a beaucoup d’étincelles mais la flamme ne prend pas face à l’immensité de cette indifférence cynique et glaçante.

 

J’ai quitté l’Iran, il y a douze ans, avec en tête l’image merveilleuse de l’Occident. Je l’ai trouvé merveilleux. Je ne me trompais pas. J’y ai pu déballer mes œuvres d’art cachées dans ma valise et en créer beaucoup d’autres. J’y ai pu enfin ouvrir ma bouche et enlever mon voile. C’était merveilleux.

 

J’ai voulu, enfin libre, parler d’autre chose que du manque de liberté. Je ne voulais ni correspondre à la petite orientale étalant ses chagrins sur le marché de l’art ni à la princesse exotique venant faire ses études à Paris. Ma démarche artistique s’est orientée naturellement et sans effort vers les sujets universels : la frontière fragile entre le réel* et l’imaginaire ; la question de la traduction et du partage, etc. Ma pratique, de son côté, se manifeste de plus en plus sous forme de performances. La femme et l’artiste veulent être présentes et participer de vive voix à la rencontre entre l’œuvre et le public.

 

Tout récemment, il y a quelques mois seulement, comme si je me réveillais d’un long sommeil, je fus soudainement frappée par la situation écologique, puis sociale, puis politique. Féministe, je l’ai toujours été. Comment ne pas l’être quand l’injustice envers les femmes est une évidence, une normalité si bien assumée ? Comment un Syrien pourrait ne pas être touché par la guerre ? Et puis, le papillon de ma nouvelle vie socio-écolo-féministe est sorti de son cocon quand nous sommes entrés en confinement. On ne pouvait pas rêver mieux. C’était comme une expérimentation à l’échelle mondiale : on peut tout arrêter, s’il le faut. C’est possible. Cette pandémie pour moi c’était comme si la Terre et la société montraient les symptômes de leur maladie, poussaient les cris de détresse  pour qu’on agisse et les sauve avant qu’il ne soit trop tard. C’était une période douloureuse aussi. Et n’est-ce pas à cela que sert la douleur : pousser à agir ?

 

Après un moment d’excitation et d’enthousiasme, j’ai essayé de retrouver mon sérieux. Nous devons être patients tout en nous dépêchant. Notre rôle d’artiste n’a jamais été si important. Nous avons tout un imaginaire collectif à mettre en question. Un tas de mots, usés, délavés, vidés de leur sens - « économie », « crise », « croissance », « mondialisation », « marché »,

« politique », « société », « la vie» elle-même - doivent revêtir un sens nouveau dans nos champs de recherche. Telle une modulation musicale, c’est le moment d’apporter une inflexion à ces mélodies répétées beaucoup trop longtemps.

 

Aujourd’hui, mes motivations sont simples : je voudrais faire une petite étincelle. Faisons des étincelles, petites mais visibles, pour que peut-être d’autres, plus discrets que nous, osent faire les leurs. Ma position d’artiste n’a jamais été aussi proche de ma position de citoyenne et mes ambitions de mes devoirs.

 

Mes muscles et mes neurones sont tendus et font des petites contractions et rebonds vers l’avant. Ils veulent que je bouge.

Contact

shahrzad.fathi@ensapc.fr

En cours:

Série de performances  FENÊTRE, Paris 20ème

25 avril  ET SI DEMAIN ...

8 mai La fille qui danse

Paris, le 1er mai 2020


* Je ne prétends pas pouvoir définir ce qu’est « le réel ». En tant qu’artiste, ma manière de traiter le sujet est inévitablement, et même délibérément, subjective.